Le 17 juin 2013
8h00 – C’est le coup d’envoi. Les élèves du bac général viennent certainement de lire le sujet de la traditionnelle épreuve de philosophie. Ils auront 4 heures. Les candidats au bac pro passeront l’épreuve de français à partir de 09h30. Dans l’après-midi, ce sera au tour des candidats au bac techno de disserter en philo.
8h20 – Les derniers témoignages avant d’entrer dans les salles d’examen commencent à être publiés. A Lille, Clément, la tignasse blonde en bataille affirme d’un ton nonchalant avoir “fait l’impasse sur la philo, car c’est seulement coeff 3” pour les scientifiques. En guise de préparation de dernière minute, il lit “La philo pour les Nuls” en grillant une cigarette. Mais à Marseille, c’est un autre son de cloche pour Brahim, 17 ans, qui passe lui aussi le bac S : “le stress est au maximum, car c’est la première épreuve. Il faut ‘déchirer’ , tout réussir”.
8h30 – Le ministre de l’Education a livré ses conseils. Vincent Peillon, accessoirement professeur de philosophie, a rappelé les trois étapes majeures de l’épreuve: “avant de commencer le sujet, il faut bien l’analyser”, “restez concentré pendant toutes la durée de l’épreuve”, et “relisez votre copie avant de la rendre” car “la pire erreur est de vouloir aller trop vite.
Quelques exemples de sujets
En série Littéraire, les trois sujets sur lesquels les candidats sont interrogés sont :
– Le langage n’est-il qu’un outil ?
– La science se limite-t-elle à constater les faits ?
– Expliquer un texte de René Descartes extrait de Lettre à Elisabeth.
En série Scientifique :
– Peut-on agir moralement sans s’intéresser à la politique ?
– Le travail permet-il de prendre conscience de soi ?
– Expliquer un texte de Henri Bergson extrait de La pensée et le mouvant.
En série Economique et social :
– Que devons-nous à l’Etat ?
– Interprète-t-on à défaut de connaître ?
– Expliquer un texte d’Anselme extrait De la concorde.
Extraits: Lefigaro.fr – 17 juin 2013 et BFM TV.COM
___________________________________
Corrections par Eric Deschavanne, professeur de philosophie.
“Le langage n’est-il qu’un outil ?”
A travers la question des fonctions du langage, c’est le problème du propre du langage humain, donc du propre de l’homme, qui est abordé. La formulation de la question suggère que le langage est un outil, mais qu’il ne se réduit pas à sa fonction instrumentale. Pour le sens commun, en effet, le langage peut se définir comme l’instrument de la communication. Dans la nature, les animaux émettent des signaux dont la fonction est de déclencher une action liée à la satisfaction des fonctions vitales (se nourrir, se reproduire, se protéger…). La référence à l’idée de fonction instrumentale a donc une double signification : le langage est l’outil de la communication, qui est un moyen de satisfaire des besoins vitaux. Chez l’homme, on retrouve cette dimension instrumentale à un niveau de sophistication plus grand : le langage permet d’énoncer, de transmettre et de recevoir de l’information dans le but de réaliser certains objectifs pratiques. Mais le langage humain a ceci de singulier qu’il permet aux humains de ne pas demeurer englué dans le monde de la vie et de l’utilité. L’enfant qui pointe du doigt le ciel en disant “avion” ne vise aucun but, sinon celui d’exprimer et de faire partager une expérience ou une émotion. Le langage, autrement dit, nous fait entrer dans le monde de la communication humaine, de la seule communication authentique, laquelle suppose l’intersubjectivité et la réciprocité. C’est pourquoi l’expérience du langage dans le monde humain est une expérience de l’herméneutique, une “science de l’interprétation”. L’expression symbolique culmine dans l’art, la fonction expressive par excellence : l’intérêt que nous lui portons tient précisément au fait que le sens n’est en la matière jamais univoque, l’interprétation demeurant toujours ouverte.
“La science se limite-t-elle à constater les faits ?”
Là aussi, la formulation du sujet suggère une réponse qui paraît aller de soi, qui peut être justifiée dans un premier temps, mais à condition de percevoir qu’elle conduirait à une vision fausse si l’on n’en limitait pas la portée. Les sciences de la nature ont progressé lorsque, selon la formule de Descartes, les savants ont délaissé les livres de la Tradition pour consulter “le grand livre de la Nature”. Une part de l’activité scientifique consiste en effet à observer le réel et à établir les faits. On appelle “positivisme” la doctrine selon laquelle la connaissance doit se borner au domaine de l’expérience – au domaine des faits empiriquement constatables – sans faire entrer dans la description de la réalité des considérations morales ou surnaturelles. Le risque est néanmoins d’en venir ainsi à considérer la science comme un grand livre dans lequel on se proposerait de consigner tous les faits. Le physicien Henri Poincaré soulignait, contre cette vision réductrice de l’activité scientifique, qu'”une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierre n’est une maison”. En réalité, la science ne se borne pas à constater les faits : elle part de l’observation des faits pour élaborer les théories permettant de les expliquer, de les interpréter, voire de les déduire. Einstein illustrait la méthode scienctifique en disant que le physicien se trouve dans la situation d’un homme qui devant une montre dont le boitier ne peut être ouvert s’efforcerait de déduire le mécanisme caché en partant de ce qui apparaît sur le cadran.
“Que devons-nous à l’Etat ?”
Le sujet pose la question des devoirs du citoyen à l’égard de l’Etat. La philosophie des droits de l’homme nous a accoutumés à l’idée que l’Etat aurait pour devoir de garantir nos droits fondamentaux – les devoirs des citoyens à son égard n’étant que la contrepartie de ces droits. Je dois obéissance à la loi de l’Etat dans la mesure où la loi commune a pour fonction de garantir à tous la jouissance des mêmes droits inaliénables. Il faut rappeler que cette conception du rapport des droits et des devoirs n’a rien d’une évidence. Il s’agit d’une conquête historique, qui remonte à 1789 : les révolutionnaires ont débattu la question de savoir s’il fallait une Déclaration “des droits et des devoirs”, ou simplement une déclaration des droits. Si cette dernière hypothèse a été finalement retenue, c’est qu’il est apparu qu’on ne pouvait proclamer des droits inaliénables de l’individu sans établir la priorité des droits sur les devoirs : si en effet le devoir vis-à-vis de l’Etat devait primer sur les droits, l’individu ne pourrait être considéré comme une fin en soi, mais simplement comme un moyen au service de la communauté. En ce cas, le “droit” aurait en réalité le sens d’une protection, d’une faveur ou d’un privilège consenti par l’Etat. Dans le cadre de la philosophie moderne des droits de l’homme, individualiste et libérale, la question du devoir du citoyen continue cependant à faire débat. Le problème était abordé sous le thème du “droit de résistance” par les philosophes du XVIIIe siècle; on évoque plus volontiers aujourd’hui le droit de “désobéissance civile”. Il s’agit de questionner l’inconditionnalité du devoir d’obéissance à la loi. L’obéissance à la loi est la contrepartie nécessaire de la jouissance des droits; la thèse contradictoire affirme que, dans certaines situations, ” l’objection de conscience” peut et doit être opposée à ce devoir d’obéissance.
Avec un plan détaillé :
Le sujet doit conduire à poser le problème des devoirs du citoyen à l’égard de l’Etat. Il faut faire jouer, dans l’introduction, l’ambiguïté de la question : nos devoirs envers l’Etat (obéir à la loi, payer l’impôt) se conçoivent comme la contrepartie de ce qu’il nous apporte. La première partie peut être consacrée à l’explicitation de cette conception des rapports de l’Etat et du citoyen à laquelle la philosophie moderne des droits de l’homme nous a accoutumée, le coeur du problème – à savoir la problématisation de la “contrepartie” (le devoir du citoyen envers l’Etat) étant discuté dans le second temps de la dissertation.
I – Partons donc de ce qui constitue l’opinion républicaine commune : Je dois obéissance à la loi de l’Etat dans la mesure où celle-ce me garantit, ainsi qu’à tous les autres, la jouissance des droits fondamentaux.
Il faut rappeler que cette conception du rapport des droits et des devoirs n’a rien d’une évidence. Il s’agit d’une conquête historique, qui remonte à 1789 : les révolutionnaires ont débattu la question de savoir s’il fallait une Déclaration “des droits et des devoirs”, ou simplement une déclaration des droits. Si cette dernière hypothèse a été finalement retenue, c’est qu’il est apparu qu’on ne pouvait proclamer des droits inaliénables de l’individu sans établir la priorité des droits sur les devoirs : si en effet le devoir vis-à-vis de l’Etat devait primer sur les droits, l’individu ne pourrait être considéré comme une fin en soi, mais simplement comme un moyen au service de la communauté. En ce cas, le “droit” aurait en réalité le sens d’une protection, d’une faveur ou d’un privilège consenti par l’Etat. En rédigeant une Déclaration des droits, les révolutionnaires français ont explicité les devoirs de l’Etat envers les citoyens, dont le respect conditionne l’obéissance, et dont l’absence justifie la résistance.
Bien entendu, il peut y avoir, il a eu historiquement, discussion à propos de ce que l’Etat doit aux citoyens. Le grand conflit idéologique qui se déduit de la philosophie des droits de l’homme est celui du libéralisme et du socialisme. Pour les libéraux, l’Etat doit garantir les libertés fondamentales et la propriété privée. Ils défendent l’idée d’un Etat minimal, “veilleur de nuit”. Mais à la différence des anarchistes, les libéraux jugent l’Etat nécessaire et sont donc partisans de l’ordre. Les socialistes, partant des besoins réels dans un système économique qui condamne certains hommes à vivre misérablement, mettent l’accent sur les droits sociaux, sur la nécessité de l’assistance et de la sécurité sociale. Ils défendent eux aussi les droits de l’individu, mais au moyen d’une plus grande extension de l’action de l’Etat. En contrepartie, le devoir de contribution des citoyens est plus important. Le socialisme totalitaire justifie l’abolition du droit de propriété privée, la social-démocratie impose aux plus aisés une fiscalité qui peut être jugée confiscatoire.
II – La question de la désobéissance civile
L’Etat est cependant justifié en tant qu’il se met au service des individus, de leurs droits ou de leurs besoins. Les uns comme les autres admettent en conséquence un “droit de révolution” si l’Etat ne respecte pas les devoirs qui sont les siens. On aborde ici le coeur du problème : ce droit de révolution – ou droit de résistance – est-il justifiable ? L’objection philosophique, développée par Kant, consiste à affirmer que ce droit de résistance détruit la possibilité même de l’existence de l’Etat. Il n’y a pas d’Etat sans souveraineté, affirmation absolue d’un droit de contrainte qui a pour contrepartie l’inconditionnalité de l’obéissance des citoyens. Cet argument fonde le refus de l’idéal révoultionnaire ainsi que la priorité accordée au réformisme : les citoyens ont pour devoir d’améliorer l’Etat sans jamais porter atteinte à la condition fondamentale de son existence.
En pratique, objectera-t-on, face à certaines formes de despotisme ou de totalitarisme, cet argument n’est pas tenable. L’objection kantienne valait sans doute contre les révolutionnaires français mais ne pèse rien face au nazisme. Le fond de l’argument résiste cependant si l’on transpose le débat dans le cadre strictement démocratique : devons-nous une obéissance inconditionnelle à la loi d’un Etat démocratique ? Les partisans de ce qu’on appelle “la désobéissance civile” considèrent qu’il est parfois légitime d’opposer une exigence morale aux exigences de la loi – fut-elle votée démocratiquement – lorsque celle-ci est jugée injuste. Là encore, on peut objecter que sans l’obéissance inconditionnelle à la loi en tant qu’elle peut être représentée (par le jeu des procédures démocratiques) comme “l’expression de la volonté générale”, l’Etat démocratique, pourtant nécessaire, ne pourrait pas fonctionner efficacement et rendre aux citoyens les services qu’ils en attendent.
La conclusion de la dissertation est évidemment conditionnée par le choix d’argumenter en faveur de l’une ou l’autre de ces deux options, la justification de l’objection de conscience ou la défense de la discipline républicaine.
“Interprète-t-on à défaut de connaître ?”
L’énoncé du sujet requiert de bien distinguer les termes “interpréter” et “connaître”, en tant qu’ils désignent deux dimensions différentes de la pensée. Connaître, c’est expliquer, rattacher des effets à des causes. Interpréter, c’est comprendre, chercher derrière un signe apparent un sens caché, ce qui suppose la présence d’un “vouloir-dire”, d’une intention de signifier. Dans les deux cas, il s’agit d’éclairer ce qui demeure obscur. Mais éclairer en mettant au jour le mécanisme producteur d’un phénomène (ce qu’on appelle “les causes efficientes”) ou en dévoilant les intentions d’un sujet doté d’intelligence et de volonté, ce n’est évidemment pas la même chose. La question posée fait état du soupçon que le rationalisme scientifique fait peser sur les conceptions du monde qui font intervenir le surnaturel (les “miracles”) : quand on ne connaît pas les causes d’un phénomène, on est tenté de l’expliquer par une intervention divine; on lui donne alors non pas une explication, mais un sens. Selon Spinoza, qui a très explicitement formulé ce soupçon, “Dieu est l’asile de l’ignorance”: la quête de sens dissimule l’ignorance et fait obstacle à la connaissance authentique. Ce soupçon, justifié dans le domaine des sciences de la nature, trouve cependant sa limite dès qu’on aborde le champ de l’humain. Traiter les faits sociaux commes des choses, comme le voulait le sociologue Durkheim, est un précepte méthologique qui se heurte en effet à une limite objective : dans la mesure où l’on a affaire à des subjectivités, des êtres intelligents et libres dotés d’intentions, la part de l’interprétation est sans doute irréductible dans la connaissance des phénomènes humains.
“Peut-on agir moralement sans s’intéresser à la politique ?”
Le sujet invite à réfléchir non pas tant sur les rapports entre morale et politique d’une manière générale que sur l’articulation des motivations de l’action morale et de l’engagement politique. L’engagement politique est communément présenté comme étant motivé par un engagement moral, le souci de réaliser une certaine idée de la justice. Si l’engagement politique suppose (peut-on espérer) nécessairement un engagement moral, l’inverse ne va cependant pas de soi : un engagement moral peut fort bien ne pas impliquer un engagement politique, voire justifier son refus. Depuis l’avènement du christianisme (dans notre aire de civilisation tout au moins), il existe une tension entre, d’une part, l’universalité des exigences et des critères de la morale, et, d’autre part, la condition politique, caractérisée par la séparation de l’humanité en communautés et groupes d’intérêts distincts. Pour le dire simplement, celui qui veut agir moralement doit refuser de défendre exclusivement les intérêts d’un groupe humain particulier, voire même être disposé à trahir les intérêts de la communauté politique à laquelle il appartient. Même en démocratie, le politique est tenu – pour de bonnes (la défense des intérêts de son peuple) et de moins bonnes raisons (le clientélisme requis pour se faire élire) – de sacrifier l’exigence de fraternité universelle. Cette opposition du point de vue moral et du point de vue politique peut cependant être discutée en s’appuyant sur la distinction qu’opérait le sociologue allemand Max Weber ,dans son célèbre opuscule “Le savant et le politique”, entre “l’éthique de la conviction” et “l’éthique de la responsabilité”. Pour avoir la “conscience tranquille”, il ne suffit pas de se donner bonne conscience à travers l’affirmation de convictions (le pacifisme par exemple) sans se soucier des conséquences. La politique à son meilleur peut être conçue comme l’art de concrétiser les exigences morales universelles en les insérant dans le monde de la réalité où s’entre-choquent les intérêts particuliers.
“Le travail permet-il de prendre conscience de soi ?”
Le sujet conduit à retrouver l’antinomie bien connue entre le travail-contrainte sociale source de souffrance et le travail-source d’épanouissement personnel. On travaille pour un salaire, pour gagner sa vie. On convient néanmoins que l’homme sans travail n’est pas seulement un homme pauvre, mais aussi, en un sens, un pauvre homme : un homme privé de sa dignité. La question posée invite à explorer cette dernière dimension. Le travail est l’activité de l’homme dans la nature, donc la liberté en acte. La liberté ne se concrétise pas essentiellement dans l’évasion ou le divertissement mais dans le travail – en ce sens que la subjectivité s’affronte à cette occasion aux obstacles ou aux épreuves qui vont la transformer. Travailler, c’est se cultiver, au sens large du terme. Il est évidemment possible de retrouver la dimension sociale dans le cadre de cette problématique : dans le cadre de l’analyse marxiste, par exemple, le lieu de travail est celui où l’on fait l’expérience des rapports sociaux et où peut se développer une conscience de classe.